Protesters shout slogans as they hold a Turkish flag during the third day of nationwide anti-government protests at the Taksim Square in Istanbul. Photograph: Thanassis Stavrakis/AP. Image et légende empruntées au Guardian.


Peut-on décrire la goutte d’eau qui fait déborder le vase ? À quoi est-elle due ? Qu’est-ce qui permet qu’un événement, peut-être pas anodin, mais en tout cas pas plus important que beaucoup d’autres, se transforme en « point de départ » d’un mouvement de révolte, voire d’un changement de régime ? Pourquoi est-ce l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi le 17 décembre 2010 qui, par ricochet, déclenche le Printemps arabe ? L’occupation du parc Gezi à Istanbul et son évacuation musclée par la police, au matin du 30 mai 2013, sera-t-elle le point de départ d’un « Printemps turc » ?
En Turquie aujourd’hui, tout comme dans le monde arabe il y a deux ans et demi, les éléments de contexte sont très nombreux qui peuvent expliquer la colère des peuples et leur succès, ou leur échec, à renverser les pouvoirs en place. Ici à Istanbul, impression que le sentiment dominant est l’exaspération grandissante face à la dérive autoritaire du pouvoir et aux déclarations méprisantes du premier ministre Recep Tayyip Erdoğan à l’encontre de tout ce qui peut ressembler à une opposition.
Peuple humilié, peuple révolté ? Le raccourci est un peu rapide — justement parce qu’il n’explique pas le déclenchement, ni ne dit rien du seuil d’humiliation et de sa variabilité selon les contextes —, mais je ne peux m’empêcher de penser au concept de reconnaissance d’Axel Honneth, qui m’a l’air de coller à la situation. Le problème, c’est que je commence à peine ma lecture d’Honneth, et que je me trompe peut-être lourdement. Je pense notamment à cet entretien donné à la revue Mouvements en 2007 et intitulée « Le motif de tout conflit est une attente de reconnaissance » ((Marc Bessin et al., 2007. « Le motif de tout conflit est une attente de reconnaissance », Mouvements no 49, p. 145-152. Repris en 2009 dans le numéro spécial « Pensées critiques » de la même revue.)).
Je pense aussi, et surtout, à cet extrait de L’Établi, magnifique petit livre dans lequel Robert Linhart raconte son expérience d’« établi », intellectuel s’étant fait embaucher comme ouvrier pour instiller la révolte et ayant travaillé, de l’automne 1968 à l’été 1969, dans une usine Citroën. Ici, les humiliations sont quotidiennes, mais le missionnaire de la révolution qu’il est a bien du mal à trouver des points d’appui pour lancer une action collective forte contre la direction. Lui-même pris par la fatigue physique et psychique imposée par la vie d’usine, il mesure la distance qui sépare le discours tenu à l’extérieur et les réalités vécues par les ouvriers, en majorité immigrés.
Jusqu’à ce que la goutte d’eau se présente à lui, sous la forme de la « récupération » imposée par Citroën afin de récupérer l’argent versé aux ouvriers sous la pression des grandes grèves de mai. Ceux-ci le considèrent comme un paiement des jours de grève, mais la direction entend bien rentrer dans ses fonds, et annonce, début 1969, une augmentation de 45 minutes de la journée de travail, dont la moitié sera effectuée gratuitement au titre de la récupération. C’est l’étincelle qui déclenche une première réunion au sous-sol du Café des Sports, au cours de laquelle un ouvrier italien, Primo, prend ainsi la parole :

Primo : « Bon, il nous reste un mois. Sur la grande chaîne de montage du 85, il y a des Algériens, des Marocains, des Tunisiens, des Yougoslaves, des Espagnols, des Portugais, des Maliens, des camarades d’autres pays encore. Faisons un bon tract pour leur expliquer ce que nous voulons faire. Et faisons des traductions dans toutes les langues de la chaîne, pour que tous ceux qui savent lire comprennent et puissent dire aux autres ce qu’il y a dedans. Après, on ira les voir un à un pour en discuter. »
Cette idée de tract en plusieurs langues plaît à tout le monde. Elle n’a pas seulement une fonction utilitaire. C’est une marque de respect vis-à-vis de chacune des cultures représentées dans l’usine. C’est une façon de demander aux différentes communautés immigrées de prendre les choses en main.
Maintenant, rédiger le texte. Pourquoi nous refusons la récupération. Les explications fusent. On peut parler de la fatigue des journées de dix heures. Ceux qui ont une heure de transport aller et une heure retour n’ont plus aucune vie en dehors de l’usine. La fatigue multiplie les accidents. Chaque changement d’horaire est l’occasion d’intensifier les cadences. Pourquoi ne pas en profiter pour rappeler les revendications particulières ? La qualification des peintres, des soudeurs. Parler aussi des locaux insalubres. Et le racisme des chefs ? Et la rémunération des heures supplémentaires ? Holà ! ce n’est plus un tract qu’on va rédiger, c’est un roman…
Primo, encore : « Ma ce n’est pas la peine de raconter toutes ces histoires. Si le patron veut nous faire travailler à nouveau dix heures avec vingt minutes gratuites, c’est pour nous humilier. Ils veulent montrer que les grandes grèves, c’est bien fini, et que Citroën fait ce qu’il veut. C’est une attaque contre notre dignité. Qu’est-ce qu’on est ? Des chiens ? “Fais ci, fais ça, et ferme ta gueule !” Ça ne marche pas ! Nous allons leur montrer qu’ils ne peuvent pas nous traiter comme ça. C’est une question d’honneur. Ça, tout le monde peut le comprendre, non ? Il n’y a qu’à dire ça, ça suffit ! »
Le contenu du tract est trouvé. Je rédige brièvement, sur le coin de la table, ce que Primo vient de dire d’un trait. Lecture. On change deux ou trois mots, version finale : tout le monde approuve. Le tract sera traduit en arabe, en espagnol, en portugais, en yougoslave. J’ai l’idée, fugitive, que ces mots sonnent très fort dans toutes les langues : « insulte », « fierté », « honneur »… ((Robert Linhart, 1981 (1978). L’Établi, Éditions de Minuit, pp. 85-87.))