Quelle aventure ! Voici qu’est enfin publiée, aujourd’hui, par Lectures, ma recension du dernier ouvrage de Bernard Miège, L’Espace public contemporain. L’auteur entend y donner une forme achevée à ses réflexions sur ce concept, fondé par Jürgen Habermas au début des années 1960, afin d’en faire un outil utile à la recherche portant sur le monde contemporain. Mais pourquoi une aventure ? C’est surtout de ma faute, et un peu de celle de Miège. De la mienne : j’ai mis (trop) longtemps à lire ce livre. De celle de Miège : c’est péniblement écrit, et (retour de ma culpabilité) j’ai dû m’y reprendre plusieurs fois pour trouver la motivation d’arriver au bout. Or, quand on demande à faire une recension pour Lectures, on s’engage à la faire dans le mois suivant la réception de l’ouvrage, qui est envoyé gratuitement. J’ai mis à peu près cinq fois la durée accordée. Et j’ai rendu un article très (trop ?) long. La rédaction de Lectures a été sympa, et a accepté de le publier, à condition d’en enlever la moitié.
Cette moitié qui manque, elle était importante à mes yeux, mais disons qu’elle ne l’était pas autant que celle qui est publiée ; alors ça va. D’autant que les échanges et corrections par mail ont été très cordiaux et m’ont permis d’améliorer certaines parties du texte. Dans un autre contexte, on parlerait d’une relation gagnant-gagnant. J’ai donc supprimé de l’article une longue introduction résumant les publications précédentes de Miège sur l’espace public. Puis tout ce qui concernait les aspects formels du livre : problèmes de références erronées, ou qui sont appelées dans le texte sans être présentes en biblio, ainsi que des défauts de mise en page qui empêchent de bien repérer les deux interventions extérieures sollicitées par l’auteur.
Manque également un aspect plus éthique. Miège semble en effet avoir adopté une étrange politique, qui le conduit à ne citer que des auteurs avec lesquels il est globalement en accord, tandis que ceux qu’il considère comme ses adversaires théoriques n’ont droit qu’à des sous-entendus délégitimants, qui tiennent plus de l’argument d’autorité que de la démonstration. Il fait ainsi régulièrement allusion à « la » philosophie politique comme ayant une vision par trop limitée de l’espace public — comme s’il n’existait dans cette discipline pas de courants ou d’écoles de pensée différentes. La mention « nombre d’auteurs… » revient aussi fréquemment, sans qu’aucun ne soit cité. Lorsqu’il aborde la question de la fragmentation ou de l’unicité de l’espace public, il indique : « le “nouvel” espace public n’a pas encore donné lieu à des formulations satisfaisantes » (p. 54). Sans indiquer qu’il renvoie ici à un numéro d’Hermès portant ce titre ((Dorine Bregman, Daniel Dayan, Dominique Wolton (coord.), 1989. « Le nouvel espace public », Hermès, n° 4, Paris : Éditions du CNRS, en ligne : http://documents.irevues.inist.fr/handle/2042/15096.)). Cela est d’autant plus étonnant qu’un des articles que Miège a publiés en 1995 sur l’espace public contenait une critique mordante de ce numéro, et en particulier des articles qu’y signait Dominique Wolton ((Bernard Miège, 1995. « L’espace public : au-delà de la sphère politique », Hermès nº 17-18, p. 49-62, en ligne : http://hdl.handle.net/2042/15207. Mordante, la critique était également aussi savoureuse que polémique, Miège expliquant dans Hermès en quoi la pensée du directeur d’Hermès était beaucoup trop limitée pour pouvoir prétendre apporter quelque chose de nouveau au concept d’espace public.)). Dommage d’avoir réduit cette dimension du débat, qui demeure pourtant pertinente aujourd’hui, à une simple allusion cryptée.
À plusieurs reprises, Miège paraît même tenir pour négligeable de citer ses sources. Ainsi affirme-t-il : « Point besoin de revenir sur la question controversée de l’innovation qui est ainsi engagée et qui est loin d’être achevée, ou de faire référence à la multitude de travaux qui se sont donnés pour but d’aider à s’y retrouver dans le dédale des usages prescrits et effectifs » (p. 130). Et, ce qui pourrait être considéré comme un sommet du genre : « La liste est longue des constats formulés par divers auteurs concernant aussi bien des pratiques individuelles que le fonctionnement d’organisations ou de différents champs sociaux. Qu’il suffise de faire état ici… » (p. 165, suit une liste de phénomènes sans référence). Certes, cette méthode permet d’alléger la bibliographie, et de se passer de notes de bas de page. Mais quelle perte pour le lecteur ! Ce choix est d’autant plus difficile à comprendre qu’on ne doute pas un instant que Miège ait bien lu tous ces auteurs auxquels il ne renvoie pas. Est-ce alors par volonté de contenir le volume de son ouvrage (230 p.) ? Pourtant, nombre de cas auraient pu être tranchés par la mention de deux ou trois ouvrages représentatifs du courant abordé, accompagnées de quelques lignes d’explication. Et s’il avait fallu ajouter cinquante pages pour expliciter en détail quels aspects des conceptions contemporaines de l’espace public il s’agit de conserver ou de récuser, alors le livre aurait pu être cette synthèse que son titre et son introduction laissaient attendre.
D’autant plus que, lorsque leurs auteurs vont dans son sens, Miège n’hésite pas à consacrer quelques pages à l’examen d’écrits sur lesquels il appuie son argumentation. Mais l’embarras s’ajoute à la gêne, quand on constate que ceux à qui il accorde le plus de place, c’est-à-dire cinq thèses de doctorat, présentées au chapitre 1 (p. 36-41), ont toutes été dirigées par lui-même, sans qu’il en soit non plus fait mention. Cependant, et bien s’il s’agisse là d’un comportement bien éloigné du recul, de la précision et de l’honnêteté que l’on serait en droit d’attendre d’une publication de ce calibre, là n’est pas l’essentiel ((Je viens pourtant de vous l’infliger, comme quoi vous êtes conciliants.)). L’essentiel réside dans les arguments de Miège pour défendre sa vision de l’espace public, et, je l’espère, dans ceux que je lui oppose.