20 ans, 41 numéros : Questions de communication fête une nouvelle décennie avec un volume d’anthologie. Au sens de « qui fera date », du moins espérons-le, pas au sens de best-of, ce qui n’est pas l’esprit de la revue, qui avait déjà célébré ses dix ans avec un exercice similaire. Plutôt que de bilan, il s’agit d’ouvrir le débat. Choisir dix questions croisant actualité et perspectives communicationnelles, leur apporter vingt réponses et des mises en perspective qui n’ont pas vocation à l’exhaustivité, mais au contraire à susciter la discussion.
Isabelle Garcin-Marrou et moi nous sommes occupés du premier chapitre de ce numéro, consacré aux discriminations et violences. Nous avons invité Erik Bleich (Middlebury College), qui analyse la couverture médiatique française du mouvement Black Lives Matter, et Ulrike Lune Riboni (Paris 8) qui, à partir de ses recherches sur les usages de la vidéo en contexte révolutionnaire, les pratiques de riot porn et la dénonciation des violences policières, critique la notion de « vidéo-activisme » pour lui préférer une étude des « mécanismes de politisation des images ».
Nous introduisons ces deux articles par une réflexion sur la présence des luttes sociales contemporaines dans les médias, en mettant les apports de Bleich et Riboni en lien avec d’autres recherches interrogeant, notamment dans une perspective intersectionnelle, les revendications de classe, de genre ou de race, ou encore les luttes environnementales. Nous procédons en trois temps, examinant d’abord les processus de légitimation des acteur·rices à l’origine des luttes et revendications, puis la manière dont leurs discours sont accueillis par les médias installés, et enfin le possible enrichissement des répertoires d’action collective auquel ils donnent lieu.
Tout ceci est évidemment à lire dans les pages de la revue, qui est bien sûr toujours disponible en papier… mais surtout, depuis ce numéro, la version en ligne est en accès libre intégral et sans barrière mobile ! Vous pouvez même choisir votre plateforme : OpenEdition Journals ou Cairn. Questions de communication n’a jamais eu autant de lecteur·ices, et on espère bien que ça va continuer longtemps !
Here is a short presentation of my book for the francophone reader. The English-speaking reader will find everything useful on the publisher's website.
Bref : l'objectif de cet ouvrage est de présenter à un public non francophone les résultats de recherches récentes portant sur l'indépendance des médias. Recherche francophone, c'est-à-dire préalablement publiée en français, mais pas nécessairement portant sur la France ni sur des médias eux-mêmes francophones, puisqu'une partie est consacrée au monde arabe, et qu'on parle aussi du Québec dans une autre. Pour finir, un grand merci aux auteurices qui ont accepté de me confier leurs textes. Mon travail aura été de problématiser l'ouvrage, de sélectionner les textes et d'écrire pour chacun une introduction qui permet de les insérer dans leur champ de recherche et d'en préciser le contexte pour des lecteurices qui en seraient éloigné·es, et bien sûr de rédiger une introduction générale.
En voici le sommaire, avec pour chaque chapitre la source du texte original — ce pourquoi ce billet s'adresse aux francophones. Et pour conseiller le livre à vos ami·es anglophones (et à leurs bibliothèques), c'est ici.
1. Introduction Loïc Ballarini (texte inédit)
Part I. Political Economy of the Media in the Age of Crowdfunding
2. Funding Print and Online News Media in France: Developments and Challenges Franck Rebillard, 2018. « Le financement de la presse et de l’information en ligne en France. Evolution et enjeux », in Ballarini L., Costantini S., Kaiser M., Matthews J., Rouzé V. (dir.), Financement participatif: les nouveaux territoires du capitalisme, Questions de communication série Actes 38, pp. 97–106.
3. French Media: Can Crowdfunding Serve Pluralism? Loïc Ballarini, Emmanuel Marty, Nikos Smyrnaios, « Médias français : le financement participatif au service du pluralisme ? », in Ballarini L., Costantini S., Kaiser M., Matthews J., Rouzé V. (dir.), Financement participatif: les nouveaux territoires du capitalisme, Questions de communication série Actes 38, pp. 107–128.
4. Crowdfunding: Does It Make a Significant Contribution to Community and Independent Media in Quebec? Anne-Marie Brunelle et Michel Sénécal, 2018, « Financement participatif : un apport significatif pour les médias associatifs et indépendants québécois ? », in Ballarini L., Costantini S., Kaiser M., Matthews J., Rouzé V. (dir.), Financement participatif: les nouveaux territoires du capitalisme, Questions de communication série Actes 38, pp. 129-145.
Part II. Journalism and the Public Sphere
5. Audiences and Readership of Revolutionary Leftist Media: The “Media Leader” Hypothesis Vincent Goulet, 2017, « Les médias de gauche révolutionnaires : l’hypothèse du “média-meneur”, in Ballarini L. et Ségur C. (dir.), Devenir public. Modalités et enjeux, Paris: Mare et Martin, pp. 115–145.
7. The Local Press as a Medium to Create Diversion Loïc Ballarini, 2008, « Presse locale, un média de diversion », Réseaux, 148–149, pp. 405–426. DOI: 10.3917/res.148.0405.
8. Media Coverage of the Coalbed Methane (CBM) Controversy in Lorraine, Northeast France: How the Regional Daily Press Boosted the Social Acceptability of an Unpopular Project Marieke Stein (texte inédit, tiré de son travail d'HDR Les Controverses environnementales « vues d'en bas »)
Part III. Before and After the Revolution: Media in the MENA Region
9. The Transnationalisation of Information and Journalism: The Case of Arab Media Tourya Guaaybess, 2017, « La transnationalisation de l’information et du journalisme : Le cas de la région arabe », in La circulation des productions culturelles : Cinémas, informations et séries télévisées dans les mondes arabes et musulmans, Rabat, Istanbul : Centre Jacques-Berque,DOI: 10.4000/books.cjb.1211
10. A Conditional Offer: The Strategies Employed in the Field of Power in Morocco to Control the Press Space Abdelfettah Benchenna et Dominique Marchetti, 2020, « Une offre sous conditions. Les logiques contemporaines du champ du pouvoir marocain pour contrôler la presse nationale », in Kryzhanouski, Y., Marchetti, D., Ostromooukhova, B., L’invisibilisation de la censure. Les nouveaux modes de contrôle des productions culturelles (Bélarus, France, Maroc et Russie), Paris : Éditions Eur’Orbem, coll. « Études et travaux ».
11. The Algerian Press: Deregulation Under Pressure—The New Forms of Control or the “Invisible Hand” of the State Cherif Dris, 2017. « La presse algérienne : une dérégulation sous contraintes », Questions de communication, 32, pp. 261–286, DOI: 10.4000/questionsdecommunication.11534
Aujourd'hui paraît un entretien au long cours avec le journaliste, écrivain et (web)documentariste David Dufresne. Merci à La Revue des médias d'avoir accepté que je dépasse allègrement leurs canons habituels de longueur – le triple de ce qui m'avait été accordé au départ ! Il me semblait en effet important de prendre le temps nécessaire pour faire le point sur la carrière de David Dufresne au moment où elle pouvait paraître prendre un tour étonnant avec la publication de son nouveau livre, Dernière sommation, qui n'est pas une enquête, mais un roman.
Pour comprendre ce cheminement, et entrevoir en quoi il est moins un revirement qu'une étape logique, il fallait revenir aux origines et emprunter les nombreux chemins de traverse d'un auteur des plus éclectiques. Pétri de références qui mélangent joyeusement le punk, le rap et Jacques Brel, nourri à la presse papier, embarqué de fraîche date dans un web nécessairement contestataire sur lequel il parviendra à faire naître aussi bien une superproduction multiprimée (Fort McMoney) qu'un jeu textuel pour smartphone (L'Infiltré), David Dufresne est aussi l'auteur d'enquêtes marquantes publiées sous forme livresque (Tarnac, magasin général), et de documentaires qui les prolongent (Le Pigalle).
Et quand les médias ferment les yeux sur les violences policières pendant les manifestations de gilets jaunes, il utilise Twitter comme un média d'investigation pour documenter les abus et combattre le déni journalistique et politique qui domine alors (Allô Place Beauvau). Le roman qui est tiré de cette veille n'est pas une manière de tourner le dos au journalisme ou d'en constater l'impuissance définitive, il est un moyen parmi tous les autres d'allier le fond et la forme, le sujet qu'il s'agit de défricher avec la façon de le raconter. Peu de journalistes ont à ce point expérimenté les modes de narration sans jamais perdre de leur pertinence: cela valait bien un entretien fleuve.
À La Revue des médias, le rédacteur en chef François Quinton a été un relecteur attentif et exigeant, Laszlo Perelstein un éditeur précis et rapide. Ce qui a été long, c'est le temps entre le premier entretien avec David Dufresne (en novembre 2019 à Metz, entre deux cours auprès des étudiants du MJMN et une rencontre à la libraire Autour du monde animée par l'impeccable Raymond Michel) et la publication, ce 17 juin 2020. Entretemps, il y a eu le confinement, qui apparaît aussi dans l'entretien, complété en mai pour y ajouter les 57 Corona-Chroniques quotidiennes publiées par David Dufresne sur son blog.
Dernière précision : l'entretien a été relu par David Dufresne à ma demande. Oui, j'enseigne de ne pas le faire… sauf exception 😉 En voici une: un entretien long, réalisé en cinq fois dans trois lieux différents dont un très bruyant, avec un interviewé grippé et fatigué. Les corrections apportées ont concerné la forme et des précisions sur certains faits. Rien n'a été édulcoré, et ça se sent. Bonne lecture!
Je participe aujourd'hui à la journée d'études Échanges et confrontations entre sciences de l'information et de la communication et sciences du langage, à Metz. J'y parle d'espace public, d'Habermas et de la manière dont « son » concept a été approprié en France et dans les pays anglo-saxons.
Il s'agit d'une « journée délocalisée » de l'Association des sciences du langage. Elle est organisée par mes collègues Angeliki Monnier et Guy Achard-Bayle, son programme est ici.
Ci-dessous les slides, et ici pour les avoir en plein écran (déplacement avec les flèches, d'abord vers le bas tant qu'on peut, puis vers la droite).
La journée est une coorganisation franco-étatsunienne. De ce côté de l'Atlantique, Sorin Adam Matei (College of Liberal Arts, Purdue University, Chicago). Du nôtre, Franck Rebillard, Francois Moreau et Fabrice Rochelandet, du Labex ICCA (Universités Paris 3 Sorbonne Nouvelle et Paris 13). Elle se déroule à Washington, dans l'impressionnant bâtiment du National Press Club.
Ci-dessous les slides, et ici pour les avoir en plein écran.
C'est l'aboutissement du programme de recherche Collab, financé par l'ANR et consacré au crowdfunding dans les industries culturelles. Le programme était dirigé par Vincent Rouzé (Paris 8, Cemti), secondé pour les axes de travail par Marc Kaiser (Paris 8, Cemti), Jacob Matthews (Paris 8, Cemti) et moi-même (Université de Lorraine, Crem). Stéphane Costantini (Paris 13, LabSIC) nous a accompagnés comme post-doctorant. Et nous nous y sommes mis tous les cinq pour diriger l'ouvrage. Tiré du colloque, il reprend des travaux de l'équipe Collab ainsi que des contributions d'autres chercheurs.
Au menu : tenter d'aller plus loin que les discours séduisants sur une revitalisation démocratique du financement de la culture. Suffit-il d'en appeler au peuple pour pallier le retrait progressif de l'État et des acteurs industriels ? Les logiques à l'œuvre rompent-elles vraiment avec ce qu'il est bien souvent commode de qualifier d'« ancien monde» ?
Financer la culture « sans intermédiaire », en donnant à tous les projets les mêmes chances de réussite: depuis une dizaine d'années, le financement participatif (ou crowdfunding, ou sociofinancement au Québec) est présenté comme le moyen qui permettra à la sagesse des foules de renouveler démocratiquement des industries en difficulté. Au-delà des discours prosélytes et laudatifs, que l'on retrouve aussi bien dans les médias que dans une littérature scientifique dominée par des guides de bonnes pratiques plutôt que par des analyses distanciées et critiques, les textes réunis replacent le financement participatif dans les évolutions contemporaines du capitalisme.
En voici le sommaire complet. Bonne lecture ! Et merci à tou·te·s les auteurs·ices, ainsi qu'au studio Edicom du Crem et en particulier à Rudy Hahusseau pour le suivi éditorial et la mise en pages… en couleurs, s'il vous plaît !
Sommaire
Présentation
Loïc Ballarini, Stéphane Costantini, Marc Kaiser, Jacob Matthews, Vincent Rouzé – L'idéal de la participation à l'épreuve des logiques capitalistes
Vincent Rouzé – Les plateformes de financement participatif culturel : l'avenir de la culture ?
1. Crowdfunding, communautés et expérience
D. E. Wittkower – For Love and Money: Community and the Ethics of Care in Crowdfunding
Caterina Foà, Chiara Moltrasio – Crowdfunding and Networked Platforms Exploring Col-labor-ation and Mediation for Value-Creation in Portuguese Crowdfunding Ecosystem
Sébastien Appiotti – Les usages du crowdfunding en contexte patrimonial (États-Unis/France). Vers une injonction transverse à la participation ?
Christiaan De Beukelaer, Kim-Marie Spence – Cinq perspectives sur l'économie culturelle mondiale
2. Économie politique du journalisme à l'heure du financement participatif
Franck Rebillard – Le financement de la presse et de l'information en ligne en France. Évolution et enjeux
Loïc Ballarini, Emmanuel Marty, Nikos Smyrnaios – Médias français : le financement participatif au service du pluralisme ?
Anne-Marie Brunelle, Michel Sénécal – Financement participatif : un apport significatif pour les médias associatifs et indépendants québécois ?
3. Le financement participatif face aux territoires et au patrimoine
Arnaud Anciaux, Philippe-Antoine Lupien – Au-delà du financement et du participatif. Les enjeux hors des objectifs assignés ou revendiqués par les plateformes
Gaëlle Crenn – Les territoires du crowdfunding muséal. Attachement patrimonial et rapports au territoire dans les opérations de crowdfunding muséal en France
Éric George, Simon Claus – Le financement participatif au Canada. Ce que nous enseigne l'analyse des pages d'accueil des plateformes
4. Crowdfunding : une alternative ?
Stéphane Costantini – Le financement participatif en Afrique subsaharienne. Porteur d'alternatives aux modèles dominants ou vecteur de déploiement des plateformes occidentales ?
David Z. Gehring – Industry, Values, and the Community Ethos of Crowdfunding within Neoliberal Capitalism. The Economic and Cultural Negotiations of Crowdfunding Campaigns
Jacob Matthews – Crowdfunding culturel : « There is no alternative »
Postface
David Pucheu – Le crowdfunding ou la glorification de la culture par projets
Très heureux d'intervenir ce matin au Regroupement annuel des professeur·e·s documentalistes de l'académie de Reims, à l'invitation de Valérie Scholtès (merci !). Voici ma présentation, à retrouver également ici pour le plein écran
On navigue avec les flèches en bas à droite (ou avec le clavier), d'abord de haut en bas puis de gauche à droite. Vue d'ensemble avec O, retour avec Échapp.
Lecture de vacances : Ouest-France. Petite analyse rapide et sans prétention de représentativité, mais avec de vrais morceaux de colère dedans. Il s'agit du Grand débat national.
De la manière dont il va être transformé (utilisé) en décisions
politiques — il est déjà, en soi, un acte politique. Celui de travestir
une fausse consultation (questions biaisées, règles codifées d'équité balayées dès le départ). Comment Ouest-France s'en saisit-il ?
Dimanche 7 avril. « Le Grand débat révèle les attentes des Français », annonce en une l'édition dominicale du plus diffusé des quotidiens français. En page 2, l'article est titré « Grand débat : des surprises dans la synthèse ». Ah, ils sont forts, à Ouest-France, ou plutôt : ils mettent les moyens pour faire du journalisme. Ils sont allés télécharger les données du débat, les ont analysées, et vont nous en résumer les enjeux. Mais non. Ils ont mieux. Une interview de deux ministres, les « pilotes » du débat, Emmanuelle Wargon et Sébastien Lecornu. Qui déroulent la communication gouvernementale, balaient d'un revers de main une gentille question sur « les réserves exprimées par la présidente de la CNDP », qui a été honteusement débarquée dès le départ. Objectif : préparer l'opinion à la synthèse que le Premier ministre doit présenter le lendemain en direct du Grand Palais. Mission accomplie, avec une page exemplaire de journalisme-passe-plat.
Lundi 8 avril. La synthèse va être présentée aujourd'hui, elle n'est donc pas encore dans le journal. Juste en une, dans l'éditorial, signé Stéphane Vernay, l'auteur de l'interview de la veille. Appelant à l'avènement du « temps des décisions », et constatant que le Grand débat a été « un formidable exercice de démocratie participative », il reconnaît que les Gilets jaunes ne seront certainement pas d'accord avec les décisions du Président, qui doit se saisir de ce moment pour réaffirmer sa légitimité. Ça va, l'opinion, vous êtes bien préparés ?
Mardi 9 avril. « Ce qui ressort du Grand débat », annonce la une. La page 4 est chargée de répondre à la question « Que retenir de ces deux mois de Grand débat ? » Sera-t-on étonné de découvrir qu'Édouard Philippe est très content et que tout ce qu'il a lu conforte le gouvernement dans son cap ? Même pas. À croire que les Gilets jaunes seraient tous prêts à voter Macron demain. Dingue. Mais ça n'a pas l'air d'interroger Ouest-France.
Cette séquence me laisse pantois. Le Grand débat a duré 3 mois. On en connaissait les failles depuis le début. Il était facile de préparer un dossier même pas forcément critique en diable, mais au moins respectueux du fait que la vérité ne sort pas que de la bouche des ministres, même quand on les a en interview exclusive. À croire qu'Ouest-France, en deux unes, deux pages complètes plus un éditorial, n'avait pas la place pour y caser ne serait-ce qu'un encadré.
Pourtant. Le 8 avril, dans son « Tout s'explique » du jour, le plus long segment de sa lettre quotidienne d'information, Brief.me avait réussi à aborder ce que le gouvernement retient du Grand débat (et pas ce qu'il faut en retenir, nuance de taille), la manière dont les contributions ont été analysées et par qui (jamais expliqué par Ouest-France), et le fait que des chercheurs planchent aussi sur ces données, que des sociologues ont interrogé les participants aux réunions locales et les ont en effet trouvés bien différents et plus Macron-compatibles que les Gilets jaunes des ronds-points, enfin que ces derniers ont organisé un « Vrai débat » lui-même analysé par des chercheurs (coucou les copains du Lerass). Tout ça en 2900 signes (vous êtes à 3600 depuis le début de ce billet).
Tu vois, Ouest-France ? C'est possible. Et c'est du journalisme : précis, sourcé, faisant appel à plusieurs points de vue, et même pas fallacieusement orienté comme ce billet énervé par ta complaisance envers le pouvoir.
Quelqu'un a-t-il eu la présence d'esprit de demander à Jürgen Habermas ce qu'il pense des Gilets jaunes ((Majuscules ou guillemets ? J'aime la prudente précision du Monde, qui met des guillemets à « gilets jaunes », mais je choisis la majuscule initiale parce qu'elle nomme un moment singulier, et qu'elle est également marque de respect, dont les porteurs dudit gilet fluo disent tant manquer.)) ? Parce qu'on a un sérieux problème d'espace public. La grande illusion se lézarde sous nos yeux.
Dans la réception commune du concept habermassien d'espace public, les médias, alimentés en idées fraîches par les habituels sachant-penser, sont censés se faire le miroir du débat sur les questions d'intérêt général. Grâce à la magie de l'échange rationnel d'arguments, émerge une opinion publique qui trouve un débouché politique dans la démocratie représentative — les élus gouvernant en fonction de ce que « le peuple » pense, tout le monde devrait donc être content. Bien sûr, ça ne marche jamais comme ça, et j'ai assez écrit que ce qui me paraît le plus intéressant dans le travail d'Habermas sur l'espace public, c'est le début de son livre, quand il analyse l'espace public bourgeois du 18e siècle en tant que construction historique ayant permis à une classe sociale de faire passer son intérêt particulier pour l'intérêt général. Mais Habermas lui-même abandonne vite cette idée d'un espace public comme lieu de confrontation pour ériger un modèle de processus à atteindre pour mériter l'appellation de démocratie.
Tant que la population est sur une pente plutôt ascendante et peut encore prendre l'ascenseur l'escalier (de service) social, l'illusion de l'espace public consensuel peut fonctionner. À condition d'être entretenue régulièrement par des concessions et quelques augmentations du niveau de vie ou du confort perçu. Ce qui explose aujourd'hui avec les Gilets jaunes, c'est la prise de conscience massive de l'abandon de l'intérêt général pour des intérêts particuliers. Si la personne d'Emmanuel Macron fédère autant contre elle, c'est que le président n'est pas une origine, mais un aboutissement : il est à la fois le continuateur de longues années de creusement des inégalités, à quoi il ajoute l'expression répétée d'un mépris de classe. C'est là que ça coince. Dur. Les Gilets jaunes en ont fait le constat : leur détresse n'est pas relayée, leurs demandes n'ont aucune chance d'être entendues par les moyens traditionnels de la lutte politique (syndicats, partis, élus locaux et parlementaires). C'est donc ailleurs que cela va se passer.
La politique des ronds-points
Chaque mouvement social utilisant les ressources qui sont à sa disposition, c'est d'abord sur les réseaux socionumériques que les Gilets jaunes s'organisent, se parlent, débattent. C'est de la politique, ainsi que l'ont montré, ici et là, les collègues du Lerass, à Toulouse, qui ont analysé leurs échanges en ligne. Alors que les médias n'ont, dans un premier temps, vu qu'une révolte (réactionnaire) contre une taxe (écologique), que de nombreux observateurs ont eu beau jeu de dénoncer des revendications disparates et désordonnées tandis que des politiques recouraient au reproche récurrent du recours à la violence, qui serait presque cocasse si la seule réponse d'État à la rue n'était la répression policière et ses dégâts humains, les Gilets jaunes, pendant ce temps-là, faisaient de la politique. Dans leur coin. Sans chef — et sans chercher à s'en donner. Sans numéro de téléphone, sans conférence de presse, sans représentant. De la politique, mais pas comme il faut.
Ou bien de la politique autrement ? La citoyenneté a de multiples définitions. Il en est deux qui me paraissent intéressantes à confronter en ce cas, et qui renvoient au concept d'espace public. Pour Habermas, la citoyenneté est affaire de normes et de procédures. Il existe des cadres, propres à chaque période historique, dans lesquels le citoyen doit s'inscrire comme on s'inscrit sur les listes électorales. On reçoit l'information, on délègue sa puissance d'agir par le vote, puis on se tait jusqu'à la prochaine élection. Et si d'aventure on n'était pas content, les corps intermédiaires sont là pour faire tampon : associations, partis, syndicats, élus locaux encadrent les mobilisations, transmettent les revendications qui peuvent aussi s'exprimer dans la rue si le parcours de la manif est déclaré en préfecture, mais il est désormais bien connu que ce n'est pas la rue qui gouverne.
Il y a une autre manière de concevoir le citoyen, avec Hannah Arendt (dans Condition de l'homme moderne). Est citoyen celle ou celui qui se lève pour prendre la parole, et qui se faisant prend le risque de s'exposer. C'est la prise de parole qui fait le citoyen. C'est le fait de se lever qui crée un espace public. Sans qu'il soit besoin de respecter une quelconque règle préécrite qui voudrait que l'on ne puisse parler que de ceci et de cette manière-là. C'est bien ce que font les Gilets jaunes depuis un mois et demi, sur les ronds-points et dans les groupes Facebook. Ce n'est peut-être pas parfait, ce n'est peut-être pas exprimé dans le plus châtié des vocabulaires ni introduit dans les bons canaux médiatiques. À vrai dire, une des caractéristiques originales des Gilets jaunes est, au moins au départ, de ne pas avoir recherché d'exposition médiatique. Mais c'est tout aussi légitime qu'un charivari parlementaire, un conseil des ministres ou un débat télévisé.
Le problème étant qu'il faille accepter cette légitimité. Le mouvement des Gilets jaunes va peut-être s'essouffler — il y avait moins de manifestants à Paris le 16 décembre pour l'« Acte V », et les expulsions de ronds-points occupés ont commencé. Cependant, une chose est certaine : les annonces faites par Emmanuel Macron lors de son « adresse à la Nation », dont rien que l'intitulé marque l'inadéquation de la position surplombante, ne changeront rien au profond sentiment d'injustice fiscale qui a servi de déclencheur à cette révolte. Pas plus qu'elles ne recréeront une confiance perdue envers le système politique et les médias, tous deux symboles d'une société qui fonctionnerait sans se soucier du sort ni de la voix de tant de ceux qui travaillent et n'en reçoivent ni revenu décent, ni reconnaissance sociale.
Lectures
Ce billet, trop superficiel à bien des points de vue, avait au départ vocation à archiver quelques références glanées au fil de ces semaines, avant que je me rende compte en allant donner mon humble avis à la télé que l'espace public pouvait être une clé de lecture. Parmi d'autres : il faut essayer d'éviter de plaquer ses obsessions sur tout ce qui bouge… Les voici, par ordre chronologique et sans recherche d'exhaustivité : des chercheurs, des journalistes, et des journalistes qui interrogent des chercheurs.
[Mise à jour du 22 mars : l'arrêt de la parution d'ebdo est confirmée. Pas de tentative de relance du titre: il s'agit de sauver les meubles, soit XXI et 6 Mois. Cf capture dans les commentaires.]
Enfin un peu de temps pour écrire ce billet trop longtemps repoussé, me disais-je hier soir. Un dernier coup d'œil à mon fil Twitter avant de m'y mettre. Et cette nouvelle : « Deux mois après son lancement, Ebdo dépose le bilan ». C'est Buzzfeed qui l'annonce, pour l'instant c'est encore démenti par la direction, mais confirmé par des sources internes. Dans quelques heures ce sera clarifié, et dans quelques semaines on saura si le journal survit. Le peut-il ? Ebdo était, « sur le papier » (ô ironie de la formule), un des beaux projets médiatiques de cette saison qui n'en manque pas. Sur les réseaux socionumériques, Monkey et Loopsider ont emboîté le pas à Brut, qui se lance à l'international, et Explicite, qui se cherche un modèle économique (on attend les détails d'une formule sur abonnement). En ligne, Le Média veut faire un autre JT, à gauche toute, et AOC entend carrément « participer à la reconstruction de l'espace public et de la démocratie », comme l'a déclaré Sylvain Bourmeau la semaine dernière aux Assises du journalisme. Ceci pendant que, sur le papier donc, Le Nouveau Magazine littéraire s'attelle à renouveler intellectuellement la gauche. À droite, on s'agite aussi : Contre-terrorisme est arrivé en kiosque, RT sur la TNT et La France libre sur le net. Bref, comme je l'ai écrit ailleurs : la conjoncture est difficile, mais les projets sont légion.
Ebdo, le journal qui sonnait creux
ebdo, nº1, 12 janvier 2018
Certains de ces projets étaient plus prometteurs que d'autres, Ebdo appartenant sans conteste à cette catégorie. Il annonçait, dans son manifeste, « un journal à haute valeur ajoutée », et l'on était tenté d'y croire : n'était-il pas lancé par les fondateurs des revues XXI et 6 Mois, références en termes de reportage et de photojournalisme ? Le désenchantement fut rapide. Dès le premier numéro, le dossier de une sur la SNCF sonnait creux. On peut pardonner une couverture moche (Dieu qu'elle l'était !), mais on veut de l'info ! Or, d'article en dossier, on peinait à en trouver… Thierry Mandon, ancien ministre et directeur de la publication, avait beau, sur les plateaux et lors de la Nuit des idées, à Paris, clamer qu'Ebdo faisait de l'éducation populaire ((L'éducation populaire, mon vieux, ça a un sens. Demander aux lecteurs des idées de sujets, se faire héberger par eux en reportage, c'est cool et « participatif » si tu veux, mais ça n'est pas de l'éducation populaire.)) et visait celleux qui se sont éloigné·e·s de la lecture des hebdos pour les reconquérir, il suffisait de lire le journal pour se rendre compte qu'on n'y était pas. Pas assez proche de l'actu, pas assez original en magazine, pas assez fouillé dans les dossiers. Malgré un format plaisant, des journalistes pas manchots, quelques idées graphiques, ça tournait à vide.
Et puis, le crash : l'« affaire Nicolas Hulot », grand titre du numéro 5, paru le 9 février. Le dossier qu'il ne fallait pas sortir, malgré les dénégations de Laurent Beccaria. Des faits non caractérisés, des documents de justice non consultés… Un vrai ratage. Et grave : car s'il y a vraiment quelque chose contre Hulot, s'il a vraiment violé une photographe, alors ce papier, semblant sorti à la va-vite pour ne pas se faire griller une exclu et pousser des ventes faiblardes, fait plus de mal que de bien. On ne révèle pas une affaire sans éléments probants. On ne révèle pas un scandale sans en avoir encore dans la manche pour parer aux inévitables attaques. Là, rien. Dans le numéro suivant, une seule justification : on avait l'info, il fallait la sortir, fermez le ban.
La suite est impitoyable : les ventes, relancées légèrement le temps du numéro « affaire », s'effondrent. Le tour de table prévu (et peut-être tenu pour acquis ?) capote. Dépôt de bilan.
Le Média, le JT qui dérape
Et j'en reviens à l'idée de départ de ce billet : parmi les nouveaux médias récemment lancés, et qui promettent tous, d'une manière ou d'une autre, de renouveler le journalisme, on n'est pas toujours très clair avec la déontologie. Tout en s'en réclamant, parfois à cor et à cri. Deux semaines après l'enquête sans éléments d'ebdo, c'est Le Média qui entend donner une leçon de journalisme à toute la profession. Dans une séquence qui a depuis fait le tour du net, le correspondant au Liban Claude El Khal explique le choix du Média ne pas diffuser d'images de la Ghouta orientale, alors sous le feu du régime syrien, car aucune information sourcée et vérifiée ne pourrait venir de cette zone.
Qu'importe si de nombreux reporters, agences de presse et civils font depuis longtemps un travail difficile pour informer sur la Syrie. Qu'importe si le récit d'Abdulmonam Eassa, photographe de l'AFP vivant dans la Ghouta orientale et expliquant son quotidien dans un article poignant, avait été publié dix jours plus tôt et avait été largement partagé, notamment par des journalistes. Qu'importe. Claude El Khal nie tout ce travail et renvoie dos à dos des belligérants de très inégale force au nom du pacifisme. Sur les réseaux socionumériques, puis dans les gazettes, l'affaire a vite tourné vinaigre et les invectives ont fleuri. Sophia Chikirou, fondatrice du Média, y a répondu dans un article et une vidéo ahurissante, à la fin de laquelle elle se fait applaudir par une équipe aussi unanime à l'écran que minée en coulisse par une série de départs.
Il aurait été facile de faire cesser la crise. Puisque Claude El Khal avait proféré quelques énormes conneries, il suffisait de l'admettre et de passer à autre chose. Mieux gérer la sortie/éviction d'Aude Rossigneux, par exemple, et se concentrer sur ce qui fait la force du Média : une autre hiérarchie de l'information, que les confrères commençaient à saluer. Mais non : un mois plus tard, les dirigeants du Média continuent à soutenir mordicus Claude El Khal. Or celui-ci n'a pas agi comme un chroniqueur, un invité, ou même un expert qui n'aurait parlé qu'en son nom ((Après tout, les nombreuses sorties racistes des Zemmour, Finkielkraut & cie ne valent pas décrédibilisation aux complaisants médias qui les invitent.)). Claude El Khal a parlé au nom de la rédaction, a dit « nous », et a présenté son papier comme l'explication d'une position commune. En cela, il a sombré dans les ambiguïtés d'une certaine gauche à propos de la Syrie, et Le Média a l'air de vouloir couler avec lui.
Loopsider, la simplification tourne en boucle
Mon troisième exemple remonte à janvier, et au premier succès viral de Loopsider.
On est en 2018, et une des plus grandes romancières au monde doit expliquer qu'il y a des librairies dans son pays. Restez jusqu'au bout pour voir la réponse brillante de Chimamanda Adichie : pic.twitter.com/C3o7CJXEc7
Pour l'analyse de cette séquence au cours de laquelle une tentative (ratée) d'ironie de la part de la journaliste Caroline Broué en direction de l'écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie est prise pour du racisme, je vous renvoie à André Gunthert. Et à sa conclusion : « L’industrialisation de la conflictualité n’apparaît pas comme un horizon, mais bien comme une limite du journalisme. » Dans le cas de Loopsider et des formats vidéos viraux, la nécessaire simplification, la facilité du clash peuvent avoir un effet (une rentabilité ?) sur le coup, mais on est loin de la refondation de l'espace public voulue par Sylvain Bourmeau. Dans le cas du Média, sous couvert de pacifisme, on alimente une rivalité entre le « eux » (les « médias dominants », corrompus et biaisés) et le « nous », nécessairement vertueux, jusque dans ses aveuglements. Enfin, chez ebdo, c'est la surenchère interprétative qui fait déraper : en créant un conflit là où il n'y a pas (encore) de faits avérés, le journal se fourvoie et perd la confiance de ses rares lecteurs.
Vraiment, nº1, 21 mars 2018
Alors quoi, faut-il rejeter la conflictualité pour lancer un nouveau média ? Faire du « journalisme de solutions » ? Aujourd'hui 21 mars sort le premier numéro de Vraiment. Un journal qui se veut « apolitique » ((Dans l'édito du numéro zéro.)) et factuel. Vraiment ? Deux de ses trois cofondateurs sont des anciens du cabinet d'Emmanuel Macron quand il était ministre de l'Économie. Apolitique, donc. Une autre illusion dont il serait bon que les journalistes se défassent. Car si l'exacerbation de la conflictualité cache mal la pauvreté de la pensée, la mise en avant d'une quelconque objectivité n'est bien souvent que le faux nez de l'adhésion au régime de vérité dominant. En matière de déontologie, ce n'est pas tout à fait l'idéal non plus.